XIII
À peine Bob Morane avait-il sombré dans le gouffre ouvert sous ses pas, qu'il sentit une vive douleur lui traverser le côté droit, tout à fait comme si on venait de le frapper d'un coup de bâton. Sa chute fut soudain ralentie, puis il y eut une brève secousse, donnant l'impression que quelque chose se rompait sous lui, et la chute reprit. Cependant, avec le sang-froid qui lui était coutumier, Bob avait eu le temps d'accrocher des deux mains une sorte de câble, épais comme le poignet et au bout duquel il resta suspendu.
Durant quelques instants, il demeura immobile, à ne pas croire au miracle, mais sa vie aventureuse était ainsi émaillée de dixièmes de secondes sauveurs. Vite, il reprit contact avec la réalité et, du pied, il chercha un appui. Il ne tarda pas à le trouver et, les pointes de ses chaussures solidement enfoncées dans ce qu'il jugea être un intervalle entre deux pierres, il put demeurer suspendu d'une seule main pour, de l'autre, tirer de sa poche la torche électrique miniature qui ne le quittait jamais et en diriger le faisceau lumineux au-dessus de sa tête.
Il reconnut aussitôt une sorte de puits, aux parois tapissées de pierres disjointes. La trappe, par laquelle il était tombé, s'était refermée. Quant à ce qui avait interrompu sa chute, c'était une vieille racine qui, s'étant glissée entre les moellons, s'était tendue à travers le puits. Par quel hasard ? Il ne tenta pas de le découvrir… Quand la racine, à demi pourrie, s'était brisée sous son poids, il avait réussi à agripper l'extrémité d'un des tronçons, ce qui avait arrêté l'irrémédiable plongée.
Pour se rendre compte à quoi il avait échappé, Morane braqua sa torche vers le bas et il réprima un frisson. Le fond du puits était rempli d'une eau noire et putride, à la surface de laquelle éclataient de grosses bulles et d'où montait une infecte odeur de décomposition.
— Ouf ! murmura Bob. Si j'étais tombé là-dedans, je ne me serais sans doute pas noyé, mais peut-être serais-je mort intoxiqué. On pourra dire tout ce que l'on voudra mais, même dans mon malheur, j'ai eu la baraka.
La baraka bien sûr, mais il n'était pas sauvé pour autant. À tout moment, le tronçon de racine pouvait céder, et ce serait une nouvelle chute, de quinze mètres de haut peut-être, et dans le bourbier cette fois.
À nouveau, il braqua sa torche vers le haut, et il repéra bientôt, à deux mètres peut-être au-dessus de l'endroit où émergeait la racine, une ouverture ronde, d'un mètre de diamètre environ, et qui pouvait fort bien être l'amorce d'une galerie latérale.
« Si je pouvais atteindre ce trou, songea-t-il, j'y serais momentanément en sécurité… »
Lentement, afin d'éviter toute secousse à la liane, il se mit à grimper, le long de cette liane tout d'abord, puis en posant le bout des doigts et des pieds dans les interstices entre les moellons. Après avoir failli à plusieurs reprises être précipité dans le vide, il réussit à accrocher le rebord de l'ouverture pour, accomplissant un rétablissement, y glisser le corps tout entier.
Pendant quelques secondes, il demeura sur le ventre, haletant et heureux de s'en être tiré. Puis il se remit à songer aux choses sérieuses. Comme il avait éteint sa lampe pour avoir les mains libres au cours de l'ascension, il la tira à nouveau de sa poche et en pressa le déclic. Le cône de lumière lui révéla une galerie dont l'extrémité se perdait dans les ténèbres et dans laquelle il comprit qu'il lui faudrait s'enfoncer. En même temps, il songeait à Ballantine qui, on le sait, le suivait à un quart d'heure. Si son ami tombait dans le même piège que lui et dégringolait dans le puits, il n'aurait pas de racine pour freiner sa chute.
« Il me faut à tout prix regagner le temple pour prévenir Bill, songea-t-il, et lui éviter le pire… »
Il se mit à ramper sur le ventre, à l'intérieur de l'étroite galerie. Tout d'abord, ce fut facile. Puis, brusquement, sa lampe s'éteignit. Tout d'abord, Bob crut avoir poussé par mégarde le commutateur. Il le fit jouer à plusieurs reprises, mais rien ne se passa. « Un faux contact sans doute », songea-t-il.
À tâtons, il ouvrit le boîtier. Pourtant, il eut beau, dans la mesure du possible, s'assurer de la parfaite connexion des bornes de la pile avec celles de la lampe elle-même, il ne trouva aucune raison à cette panne. Une seule solution demeurait possible : la mise hors d'emploi de l'ampoule – et c'était sans remède.
En pestant contre le sort qui, alternant chance et malchance, le mettait ainsi sous le régime de la douche écossaise, Bob Morane fut bien contraint de continuer à ramper dans les ténèbres. Devant lui, sur les pierres visqueuses, il percevait la fuite de bêtes rampantes que la lumière avait jusqu'alors tenues éloignées. Sa plus grande terreur était de poser la main sur quelque serpent venimeux qui, se croyant attaqué, le mordrait. Ce serait alors une mort atroce, dans la solitude et le désespoir des ténèbres…
Cette progression aveugle devait heureusement être d'assez courte durée. Tout à coup, Morane sentit le froid d'un courant d'air descendre sur lui. Instinctivement, il leva la tête et perçut une lueur rougeoyante, assez vive. Il n'eut cependant pas le loisir de se demander d'où elle venait car, tout en regardant, il avait continué à ramper, et soudain le sol pierreux manqua devant lui et, sans qu'il pût se retenir, il roula sur une déclivité. Sa chute fut d'assez courte durée – quelques secondes au plus – et sans doute tout se serait-il achevé sans trop de mal si, arrivé au bas de la pente, sa nuque n'avait porté sur une pierre. Assommé, il avait aussitôt perdu connaissance…
*
Par la suite, il devait être difficile à Morane de dire combien de temps avait duré son évanouissement, car sa montre s'était brisée au cours de la chute. Il était probable cependant qu'il était demeuré assez longtemps inanimé : une demi-heure, ou peut-être même davantage.
Quand il reprit ses sens, son corps lui faisait mal partout, et il avait l'impression d'avoir été matraqué par-derrière. Il se massa la nuque et poussa un gémissement de douleur.
— Ben, mon vieux, murmura-t-il, faut pas tomber de haut pour se casser quelque chose.
Heureusement, il n'avait pas l'impression d'avoir quelque chose de cassé. Seulement cette douleur à la nuque…
Il se souvint alors des circonstances à la suite desquelles il était tombé et il leva la tête, pour retrouver la lueur rougeâtre qui, tantôt, avait attiré son attention. Elle avait une forme carrée et était quadrillée de lignes noires.
« Une ouverture fermée par une grille, songea-t-il. Quant à la lueur, elle doit être produite par un feu… »
Pourtant, quelque chose de nouveau devait retenir son intérêt : un bruit de voix venant, elles aussi, d'en haut. Et, parmi ces voix et bien qu'il ne pût distinguer les mots, il crut reconnaître celle de Bill Ballantine.
*
Bob Morane venait d'être sonné, pour employer le vocabulaire de la boxe, mais pourtant il avait retrouvé assez de lucidité pour comprendre que, si la voix de son ami lui parvenait, c'était que celui-ci n'était pas bien loin.
Une seconde voix, plus haute et plus fine, venait d'ailleurs de frapper son oreille : la voix de Miss Clark.
Toute son attention se concentrait à présent sur le rectangle de lumière.
— Bill et Sandrah sont là-haut, soliloqua-t-il, et ils ne sont pas seuls…
D'autres voix se mêlaient en effet à celles de l’Écossais et de l'Anglaise, mais elles étaient inconnues – ou moins connues – à Morane, et il ne pouvait les situer.
Il songea : « Faut absolument que j'arrive là-haut… »
Se redressant péniblement, il tâta les parois de la cheminée au fond de laquelle il se trouvait et, brusquement, il eut un sursaut de joie. Sa main venait de rencontrer un crampon de métal scellé dans la paroi, puis un autre plus haut.
« Une échelle de fer ! pensa-t-il. Juste ce qu'il me fallait… Allons, la baraka ne m'abandonne pas… »
Lentement, tâtonnant dans la pénombre, il se mit à grimper. Les crampons, bien que rouillés étaient toujours solides et il parvint bientôt à hauteur de la grille. Cette fois, les voix lui parvenaient plus nettes, et il reconnut infailliblement celles de Bill et de Sandrah. Les mots eux-mêmes étaient devenus distincts, et il pouvait saisir parfaitement ce que disaient son ami et la jeune fille.
— Vous pouvez nous garder prisonniers, déclarait Bill, mais à quoi cela vous servira-t-il ? On se mettra à notre recherche, et l'on finira bien par nous découvrir… Il y a une police pas trop mal organisée dans ce pays…
— D'autant plus, enchaînait Sandrah, que l'on sait à Londres que j'avais affaire avec le Maharajah de Badhapur. C'est immanquablement de ce côté que s'organiseront les recherches.
Une troisième voix, que Bob avait entendue déjà, mais qu'il ne pouvait identifier avec précision, se fit entendre. Elle disait :
— Vous garder prisonniers ?… Qui vous dit que c'est là notre intention ?
Un rire sinistre éclata, et une quatrième voix déclara :
— Pour tout vous dire, monsieur Ballantine, et vous, Miss Clark, nous connaissons un moyen beaucoup plus expéditif de nous assurer de votre silence.
Cette quatrième voix, Morane l'avait reconnue maintenant. C'était celle de Helbra. Alors, il voulut voir, se rendre compte de ce qui se passait à quelques mètres de lui à peine.
Les barreaux en quadrillés qui fermaient l'orifice de la cheminée n'étaient pas assez écartés pour livrer passage à un homme, mais Bob put néanmoins y glisser sa tête, pour prendre vue dans une assez vaste salle, au plafond bas, et qu'éclairaient plusieurs torches. À quelques mètres de lui, un groupe attira son attention. Tout d'abord, il reconnut Bill et Sandrah accroupis sur les dalles, les poignets et les chevilles entravés. Près d'eux se trouvaient Helbra et un quatrième personnage vêtu d'une longue robe et coiffé d'une cagoule dissimulant ses traits. Rien de lui n'apparaissait, sauf ses mains, qu'il avait très petites et soignées, et ce fut à cela que Morane le reconnut. En même temps, il sut se trouver en présence du grand maître des Frères de Vichnou.
Mais Helbra avait repris la parole, pour demander, à l'adresse de l'homme à la cagoule :
— Pourquoi attendre, maître ?… Cet étranger et cette femme connaissent trop de nos secrets… Ils doivent périr sans tarder, tout comme a péri leur complice, à présent noyé au fond du puits.
— Tu as raison, Helbra, fit le personnage masqué. Ils doivent périr sans retard.
L'homme à la cagoule leva la main et quelque chose brilla au creux de sa paume. Bob reconnut aussitôt les scintillements des émeraudes et des diamants du Soleil de Vichnou. Alors seulement, son attention fut attirée par un groupe d'individus anonymes, tous des Indiens, d'où montaient des murmures admiratifs.
— Quand nos ennemis seront morts, avait continué l'homme masqué, le Soleil de Vichnou nous donnera la victoire et nous permettra de rétablir l'ancien ordre du royaume de Badhapur… Fais ton office, Helbra.
L'interpellé avait glissé la main sous sa veste, pour en tirer un automatique. Alors, aussitôt, Bob comprit que les vies de Bill et de Sandrah étaient en danger, et il se félicita d'avoir emporté une seconde arme, car il avait perdu la première lors de sa chute dans le puits. Vite, il tira le revolver et, glissant le bras à travers les barreaux, il ajusta Helbra, au moment où celui-ci pointait le canon de son automatique vers la tempe de Ballantine. Pourtant le misérable n'eut pas le loisir de faire feu, car la balle de Morane l'atteignit en plein front, et il bascula en arrière, à la façon d'une silhouette dans un stand de tir.
Au tonnerre de la détonation, un grand silence succéda, puis toutes les têtes se tournèrent vers l'ouverture de la cheminée, qui se trouvait dans l'ombre.
Un éclat de rire échappa à l'homme à la cagoule.
— Voilà ce qui s'appelle bien jouer, monsieur Morane !… Mais bien jouer ne veut pas dire nécessairement gagner… Mes hommes sont trop nombreux : vous ne pourrez les tuer tous…
Et il hurla, à l'adresse du groupe anonyme :
— Courez à lui et rejetez-le au fond de son trou !
Comprenant que sa seule chance de s'en tirer, et de sauver Bill et Sandrah en même temps, serait de tuer le grand maître, Morane le visa, mais trop tard. Déjà, la bande fanatisée des Frères de Vichnou formait écran entre le tireur et lui.
Ils étaient une vingtaine qui se dirigeaient maintenant, à pas comptés, vers la grille, et Bob n'avait plus que cinq balles dans son arme. Quand il les aurait tirées, il se trouverait livré sans défense aux survivants. Des pieds écraseraient ses mains, le frapperaient à la tête, et il irait se briser les os sur les dalles tapissant le fond de la cheminée.
— Reculez, hurla-t-il, ou je tire dans le tas !…
Ils continuèrent à avancer, comme si tous méprisaient la mort.
— Reculez ! hurla encore le Français.
Cet ordre n'eut pas plus d'effet que le précédent, et les Frères de Vichnou n'étaient plus qu'à deux mètres de la grille. À un mètre…
— Alors, quelqu'un cria :
— Demeurez tous où vous êtes, ou pas un seul d'entre vous ne sortira vivant d'ici…
Cette voix, Bob Morane la reconnut aussitôt. C'était une voix claironnante et ferme, celle d'un homme habitué à commander. La voix du chef de la police de Calcutta, du grand manitou des services de contre-espionnage indiens.
La voix de Sheela Khan…